Fiamma Camesi / Mathilde Morel / Stefan Jakiela
Christophe Jacquet
Scientifiques
Frédéric Amsler / Cleo Charollais
Alain Kaufmann / Yohann Thénaisie
Auteur
Aurélien Maignant
les malades
de Parkinson ?
Le corps de Claudine. Claudine, parkinsonienne équipée d’implants cérébraux,
est la mère de Fabrice.
Juin 2024
Dernière modification le 21.06.24
Dernière modification le 21.06.24
©Julie Masson, 2024
©Julie Masson, 2024
Si la question se pose de plus en plus, c’est que la population vieillit. Et plus elle vieillit, plus on la bricole. La Suisse compte un nombre croissant de parkinsonien.nex et presque touxtes sont aujourd'hui équipé.exs de technologies intérieures qui régulent leur système dopaminien.
Il y a une dizaine d'années, quand sa maladie est devenue ingérable, Claudine, la mère de Fabrice Gorgerat, a été implantée. Elle tombait. Elle peinait à s’exprimer. On lui a d’abord prescrit de la dopamine en comprimés, puis, quand ça n'a plus suffit, on a internalisé l'injection. On a équipé son corps d’un diffuseur, et quand ça n'a plus suffit, ses médecins ont opté pour la stimulation cérébrale profonde : deux tiges en métal – Yohann Thénaisie, neurologue, les appelle des "spaghettis" – connectées aux noyaux subthalamiques. Les électrodes au bout des tiges émettent des impulsions électriques à un rythme calculé, elles supplantent le travail dysfonctionnel du cerveau parkinsonien en régulant notamment la production de dopamine.
Pour poser les implants, les médecins exécutent une opération qui hérite des trépanations médiévales (où l’on ouvrait un morceau du crane pour laisser s’échapper les esprits maléfiques) : iels découpent un bout du crâne, puis font glisser les tiges à l’intérieur du cerveau. Durant toute la neurochirurgie, les patientexs sont maintenu.exs éveilléexs, afin que l’on puisse observer leur comportement et vérifier qu’aucune zone sensible n’entre involontairement au contact des électrodes. La chair du crâne est anesthésiée, mais comme il n’y a pas de nerfs dans le cerveau, la pénetration des tiges est indolore.
Avec ses deux électrodes rudimentaires, le dispositif de stimulation cérébrale profonde évoque le démarreur vulgaire qu'on sort du garage quand la batterie de la voiture est à plat. L’implant, d’ailleurs, est connecté à une batterie lovée sous la clavicule des malades. Celle de Claudine imprime sous sa peau un relief électronique bien visible. Elle alimente en énergie les électrodes quand Claudine est à plat, envoyant à peu près 130 décharges par secondes. La dopamine joue un rôle essentiel dans le mouvement, la motivation, le plaisir ou encore la récompense. En écoutant les artistes et les scientifiques échanger sur le sujet, je me demande si l'ensemble de la classe moyenne suisse n'aurait pas besoin d'implants dopaminiens.
Pour concevoir sa prochaine performance, Fabrice Gorgerat ne cherche pas à comprendre ce que vit sa mère depuis qu'elle habite un corps techno-parkinsionien. Il prend seulement son trouble comme point de départ. Dans le cadre de sa résidence de recherche à La Grange, il s'est entouré de Yohann Thénaisie, neurologue, d'Alain Kaufmann, anthropologue, de Frédéric Amsler, théologien, et de Cleo Charollais, hackeur.euse. Touxtes pensent autour de la mère de Fabrice. Claudine est un corps biologique, un corps social et un vecteur de métaphores. Claudine catalyse à sa manière le devenir-cyborg de toute la classe moyenne. Cela dit, comme le rappelle Alain Kaufmann, les imaginaires ont besoin de calme. Personne ne parle ici d’une métamorphose en androïde de pointe. Dans l’esprit des artistes et des scientifiques rassemblé.exs, il n’y a qu’une veille dame et deux spaghettis branchés sur une pile. Les rêves transhumanistes qui nourrissent les pulsions d'immortalité des élites californiennes sont bien loins du petit pavillon qu'habite Claudine dans la campagne vaudoise. Claudine était secrétaire, puis éducatrice. Son mari était maçon.
Reste que l'année où Claudine était enceinte de Fabrice, des millionnaires et des scientifiques créaient dans le désert d'Arizona la Alcor Life Extension Foundation, une alliance visant à promouvoir la "cryogénisation rationnelle" qui est rapidement devenue la première SA au monde à proposer des services de congélation du corps, ou seulement du cerveau, dans de l'azote liquide. Son succès a été fulgurant. Aujourd’hui, plusieurs centaines de cadres supérieurs américains cotisent toute leur carrière une assurance-vie au nom d'Alcor qui leur garantit en échange une résurrection dans deux-cent ans (consignée sur un contrat dont des notaires futurologues garantissent la légitimité). Certains des apôtres californiens les plus influents du transhumanisme considèrent que “les premiers hommes qui ne mourront pas sont déjà nés”1.
©AlcorLifeExtensionFoundation (2023)
Inconnu, gravure sur cuivre , 1539
Les électrodes de stimulation cérébrale profonde ne présentent pas de différences de nature avec une paire de lunettes, mais quand même une différence de degré : ce sont des technologies internes, auxquelles les patients n'ont pas accès et elles sont numériques, elles utilisent des puces capables de stockers des données ainsi que des scripts de codes exécutables.
Ici se lit une rupture conséquente : l’être malade devient un milieu, non plus seulement technique, mais numérique. Il est connecté, traversé par de l’information. Sous la clavicule de Claudine, on pourrait cacher des données. Et bien sûr, il est désormais possible de hacker ces malades, comme il est possible de hacker un ordinateur, une Tesla (par exemple pour l’envoyer contre un mur) ou n’importe quel sextoy connecté, même si je peine à imaginer l’intérêt de la manoeuvre, si ce n’est pour brancher le frigo à un réseau zombie.
Un réseau zombie est un ensemble d’appareils capables de se connecter à un réseau, liés ensemble par unex hackeureuse, souvent à l’insu de leurs propriétaires, pour se connecter simultanément à un serveur. Ces réseaux sont le plus souvent utilisés pour conduire des attaques par saturations (DDoS) : en connectant des centaines de sextoys à un site, on peut le rendre innaccessible à cause de l’explosion du traffic. Bientôt, cela pourrait devenir vrai aussi d’une centaine de malades parkinsonien.nexs.
Un projet de hacking éthique qui respecte la privacy intérieure. [lien]
L’évolution technique des implants tend vers une numérisation croissante de leur fonctionnement : ils sortent petit à petit de la pneumatique et de la mécanique pour devenir des micro-ordinateurs. L’objectif est bien sûr de pouvoir permettre aux médecins d’en acquérir un meilleur contrôle. Mais, en y introduisant des serrures pour les personnes autorisées, on crée inévitablement des portes pour celleux qui sauraient fabriquer des passe-partout. En se connectant illégalement aux implants, il devient possible d’en contrôler certaines fonctionnalités : la quantité d’insuline que délivre la pompe, le rythme du pacemaker ou encore l’amplitude des stimulations électriques envoyées dans le système dopaminergique de Claudine.
Après quelques jours de discussion entre artistes et scientifiques, nous en sommes à peu près là. Hacker Claudine ouvre la possibilité théorique de coder ses humeurs. Je m’imagine une application, biohackée mais bienveillante, avec quelques boutons pour s’euphoriser, ou s’aider à pleurer, selon les situations. En pratique, certaines marques ont mis sur le marché des applications qui permettent aux parkinsonien.nexs de contrôler leurs implants. Rapidement, des abus ont été constatés, notamment en contexte conjugual, le smartphone devenant une télécommande capable d’éteindre l’autre (des chercheur.euses d’Oxford ont proposé d’appeler ces hacking conjuguaux des “brainjacking”2).
Quand on s’attelle à la pratique, il faut aussi se poser la question de la distance : jusqu’où faut-il s’approcher de Claudine pour la hacker ? Quand l’industrie techno-médicale a commencé à équiper des patients dans les années 2000, il arrivait que certains dispositifs soient connectés aux Wi-Fis publics des hopitaux. Un simple tuto youtube aurait suffit à prendre le contrôle de certaines fonctionnalités de ces pacemakers primitifs. C’est à peu près comme si le coeur de votre grand-mère tournait sur le Wi-Fi public d’un McDo.
La situation n’est pas si différente aujourd’hui : pour pallier à la désertification médicale, certains modèles de pompes à insuline sont désormais commercialisés avec une connexion au world wide web. L’idée est de permettre aux médecins de régler les patientexs à distance, sans qu’iels aient besoin de se rendre en consultation. Sauf que si les médecins peuvent le faire, touxtes y ont virtuellement accès, à condition de savoir outrepasser quelques barrières. Certains pancréas sont connectés à la totalité du globe.
Comment s’assurer de l’inviolabilité médicale des implants ? Le sujet est au coeur de nombreuses recherches, qu’exposent Cleo et Yohann. Les malades, devenus des milieux, n’échappent pas au paradoxe de la boite noire, avec la spécificité du contexte médical : iels ne comprennent pas le fonctionnement de leur cerveau (puisqu’iels ne sont pas neurologues), et iels ne comprennent pas non plus le fonctionnement numérique de leurs implants (et d’ailleurs, les neurologues non plus, puisqu’iels ne sont pas informaticien.nexs). Les enjeux de vulnérabilité, de privacy et d’accessibilité s’encastrent les uns dans les autres. Comment s’assurer que les patients consentent à l’accès de leurs ordinateurs intérieurs ? Comment mettre un mot de passe sur son cerveau pour éviter d’être piraté.ex ? Parmi les propositions les plus étranges que recense Cleo, certain.es scientifiques ont proposé de tatouer sur la peau des patientexs des QR codes contenant la clé permettant de décrypter l’accès à l’implant.
L’avenir de la classe moyenne, c’est peut-être le cyborg défectueux, ou du moins le cyborg mal protégé. Le monde qui vient est possiblement un monde où l’on porte, tatoué sur la peau, le mot de passe de son ordinateur intérieur. Il s’agirait d’éviter, en devenant cyborg, de devenir zombie.
2022
1. Jonathan Bourguinon (2021), Internet, Année Zéro. De la Silicon Valley à la Chine, naissance et mutation du réseau, éditions divergences, Paris, p.11.
2. Pugh, J., Pycroft, L., Sandberg, A. et al. (2018), “Brainjacking in deep brain stimulation and autonomy”, Ethics Inf Technol, n°20, p.219–232.